le mystère des tonalités

les pianautes au clavier
Line-Marie
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Re: le mystère des tonalités

Message par Line-Marie »

Marie-France a écrit : lundi 5 août 2019 22:36Oui je crois. Je vérifierai demain. Je ne suis pas sur mon ordi.
Oui c'est MArcia qui nous avait lu et commenté ce document durant le stage sur son piano forte fin février.
Son piano forte était accordé dans un tempérament qui convient à des oeuvres d'une même période. Nous avons joué des sonates de Haydn et de Mozart et c'est vrai que le piano répondait très bien à ce que nous voulions faire (après un temps d'adaptation). Nous avions remarqué que les trois registres grave - médium - aigu avait chacun un timbre propre et pour ma part j'ai mieux compris pour quoi les compositeurs de cette époque utilisaient tels ou tels registres.

Voici un document trouvé sur le Net :
Grâce à la thèse et au livre sur les tempéraments de l'organiste Pierre-Yves Asselin (Québec), il nous a été possible de vous présenter une approche de ce vaste sujet. Pour plus d'informations, nous indiquons la référence suivante : "Musique et tempérament, théorie et pratique de l'accord à l'ancienne" Pierre-Yves Asselin, préface de Marie-Claire Alain, Editions Jobert Paris, 1984, 2000

Ce qui est présenté ici, permet de comprendre l'importance de la qualité de l'accord des instruments à clavier. Cela peut être généralisé à tous les instruments accordables, en particuliers les cordes.

Notre oreille s'est habituée depuis plus d'un siècle au "tempérament égal", quelque temps après l'avènement du piano : tous les intervalles, quintes (une gamme complète, do à do, renferme 12 notes à partir desquelles on peut former 12 quintes), quartes et tierces étant accordés à la même valeur, toutes les tonalités sont devenues identiques. Jadis, on choisissait l'une ou l'autre, sonnant différemment, pour exprimer toute une palette de sentiments : la joie, la tristesse, la douceur, la tension, etc. Les modulations (passages à une autre tonalité) éloignées de la fondamentale (tonalité de base) étaient impraticables dans la musique ancienne. Nous verrons qu'elles n'étaient pas fortuites aux XVIIème et XVIIIème siècle. En effet, elles annonçaient des "tensions" particulières : l'instrument accordé à l'ancienne peut paraître sonner faux dans certaines tonalités pour des oreilles trop habituées au tempérament égal (dans notre contexte, nous dirions plutôt sonner "différemment" ou "plus durement").

Pour comprendre l'égalité ou l'inégalité d'un "accordage" (tempérament), il est bon de parler du son.

Le son renferme quatre grandes qualités:

- la hauteur
- la durée
- l'intensité
- le timbre.

D'un point de vue pratique, la réalisation des tempéraments ne concerne que la hauteur.

La hauteur est définie en terme de fréquence dont l'unité est le Hertz (Hz) : le LA du diapason moderne international vibre à 440 Hz, soit 440 vibrations par seconde. Jadis il était souvent plus bas : à 415, voire 392, mais, selon certaines recherches, parfois bien plus haut que 440 ! On a même découvert certaines orgues historiques au diapason nettement supérieur à 440 Hz.

La plupart des facteurs de clavecins actuels nous donnent la possibilité de nous adapter à ces différents diapasons en concevant des clavecins dits "transpositeurs" : on peut alors décaler les claviers, les déplacer manuellement par rapport aux cordes, de manière à se trouver en 392, 415 ou 440, ce qui est commode pour la musique d'ensemble selon que les instruments accompagnés par le clavecin sont anciens ou modernes. Cette possibilité de transposition ne manque pas de provoquer un changement de timbre intéressant selon que l'on joue Couperin ou Forqueray… Beaucoup de facteurs de clavecins et d'interprètes estiment qu'une musique telle que celle de François Couperin sonne plus chaudement au diapason LA 392.

Un UT grave joué sur un instrument de musique montre lors d'une écoute attentive qu'il dégage en réalité des "harmoniques" (autres sons annexes) dont les fréquences respectives sont toutes multiples de celle de l'UT fondamental joué. Ces harmoniques constituent le timbre du son musical et existent théoriquement en nombre illimité. Les harmoniques de cet UT grave se répartissent selon un spectre dont voici une représentation sur une portée musicale :

harmoniques d'un son

Les intervalles (écart entre deux notes: ex. DO-SOL pour une quinte sur DO) résultent de la superposition de deux sons, donc de deux spectres harmoniques. La perception de la justesse dépend d'une certaine fusion sensorielle des harmoniques communs aux sons superposés (les harmoniques du DO et les harmoniques du SOL dans notre exemple). Dans le cas de l'unisson (DO grave, DO aigüe par exemple), la fusion est parfaite, il y a coïncidence exacte des fréquences des harmoniques des deux notes. Dans le cas d'une quinte, l'intervalle parait juste au niveau sensoriel si le maximum d'harmoniques des deux notes coïncident. Cela est réalisé si le rapport des fréquences vaut 3/2. Dans ces conditions, une harmonique sur trois de la note DO coïncide exactement avec une harmonique de SOL. Accorder équivaut à faire coïncider plus ou moins ces harmoniques communs.

Lorsque la coïncidence des harmoniques de deux sons n'est pas parfaite (donc le rapport des deux notes de la quinte, légèrement différent du rapport 3/2), apparaît un phénomène d'impulsions périodiques (ondulations du son) couramment appelées "battements". Lorsqu'une quinte est accordée juste ou pure, l'oreille exercée n'entendra pas de battements. En revanche, lorsque l'accordage recquiert des battements, une oreille non exercée pourra ressentir une impression de fausseté ("différence" ou "dureté"…).
La quinte, comme la quarte et la tierce, battent lorsqu'elles sont agrandies ou rétrécies. Le principe des tempéraments anciens est d'accorder "justes" (ou "pures") un certain nombre de quintes, et de faire battre les autres.

Il serait fastidieux de décrire ici tous les tempéraments anciens utilisés. Mais quelques schémas nous aideront à visualiser des différences notables. Observons d'abord le tempérament le plus ancien qui est aussi le plus facile à réaliser par un débutant : le tempérament "Pythagoricien", dans lequel on tente d'accorder toutes les quintes successives justes (donc avec un rapport 3/2 entre les fréquences des notes de la quinte) :

0= Quinte juste
-1 = intervalle baissé d'un "comma" par rapport à la quinte juste

tempérament pythagoricien

Comme on le montre sur ce schéma, il est impossible d'accorder 12 quintes pures ou justes sans que la dernière accordée ne se trouve considérablement raccourcie :
Il est aisé de calculer ce "défaut" : Le rapport des fréquences entre deux notes de même nom consécutives est toujours égal à 2. Au bout de 12 quintes, on sera passé d'un DO à un autre DO situé 7 octaves plus haut. Le rapport des fréquences de ces deux notes doit donc valoir 27 soit 128 (Exemple : Avec un DO à 260 Hz, on devrait atteindre un DO à 33 280 Hz).
Or, si on multiplie la fréquence du premier DO par 3/2 et qu'on répète cette opération 12 fois, on n'aboutit pas à la fréquence 33 280 Hz, mais à 260x(3/2)12 = 33 734 Hz ! Soit environ 1/9 de ton au dessus du DO prévu, ce qui est parfaitement audible. Une solution, celle de la gamme pythagoricienne, consiste donc à raccourcir de manière notable la dernière quinte (ou toute autre quinte). On la réduit donc d'un intervalle appelé "comma" ou "comma pythagoricien"
Dans ce tempérament, toutes les quintes sont pures (justes), sans battement, sauf la dernière qui bat horriblement vite, on la baptisait jadis et pour cette raison : "quinte du loup". Cela exclut l'usage de certaines tonalités dans lesquelles cette quinte apparaît. Elles sonneraient très faux, voilà pourquoi nous avons dit que le compositeur ne pouvait pas moduler dans des tonalités éloignées. Cela explique que l'on pourrait ressentir dans cette musique une certaine monotonie tonale.

Observons ensuite un tempérament utilisé fréquemment à l'époque de Buxtehude et Bach, le Werkmeister III (1691) :

0= Quinte juste
-1/4 = intervalle baissé d'un quart de "comma" par rapport à la quinte juste
Avec un DO de départ de

tempérament Werkmeister III

Dans ce cas, les tonalités qui sonnent relativement "pures" sont essentiellement FA majeur et SI bémol majeur, ce qui explique que J.S. Bach ne les utilisait pas par hasard lorsque le texte du choral parlait du "Christ né de la Vierge Marie". Par contre les tonalités de SI ou MI mineur sonnent durement et figurent la plupart du temps la Mort. Là encore Bach ne les a pas inopinément choisies dans des cantates telles que BWV 4 "Christ lag in Todesbanden". De même, on rencontre des intervalles dissonants dans des chorals de l'Orgelbüchlein comme BWV 637 "Durch Adams Fall" ou BWV 620 "Christ, der uns selig macht".
Voici un autre exemple de tempérament, le Tartini-Vallotti (milieu de XVIIIème siècle) très prisé actuellement dans la musique d'ensemble car très doux.

0= Quinte juste
-1/6 = intervalle baissé d'un sixième de "comma" par rapport à la quinte juste

Tempérament Tartini-Vallotti

Pour en revenir aux instruments transpositeurs vous comprendrez mieux, à présent, qu'après avoir transposé les claviers d'un demi-ton ou d'un ton, l'accordage est à refaire puisque le tempérament initial, s'il était inégal, se trouvera totalement perturbé.

Cependant, Rameau en personne a réclamé, passant pour un original, le tempérament égal ! Tout ceci peut nous suggérer l'idée que l'appellation "Le Clavier bien tempéré" (et non comme certains éditeurs l'ont rebaptisé, Le "clavecin" bien tempéré) devait signifier que Jean-Sébastien Bach a lui aussi souhaité utiliser un accordage très voisin du tempérament égal, puisque bon nombre de ces Préludes et Fugues sont écrits en des tonalités "modernes", avec beaucoup de dièses et bémols à la clé…

La solution adoptée dans l'accord moderne est de diminuer toutes les quintes de manière égale. : en tempérament moderne dit égal, les 12 quintes battent légèrement et de manière égale (elles sont toutes également moins grandes que la quinte juste) comme le montre le schéma ci-dessous :
-1/12 = quinte diminuée d'un douzième de "comma" par rapport à la quinte juste.
tempérament égal

Cette approche peut sembler fastidieuse au néophyte, mais elle nous paraît indispensable pour comprendre toutes les possibilités d'expression figurative dans le langage musical des anciens.

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Marie-France
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Re: le mystère des tonalités

Message par Marie-France »

Ah non, je ne crois pas que cela change quelque chose à la sensibilité harmonique. Beaucoup de compositeurs n'avaient pas l'oreille absolue. C'est juste une histoire de nom que l'on met sur une note, et toi tu mets do ré mi.
D'ailleurs dans ma tête les notes me disent leur nom sous la forme do ré mi, pas C D E. C'est donc une mémoire du nom associé à un son. Ma mère avait aussi l'oreille absolue. Elle était née en 1922, période où le diapason était plus bas (435Hz je crois). Et elle avait 1/2 ton (plus bas) d'écart avec moi. Cela ne changeait pas grand chose. D'ailleurs je n'ai jamais pensé à lui poser la question sur la difficulté qu'elle devait avoir à s'adapter sur notre piano accordé à 440.
Par contre Galadrielle, si tu entends tout en doM ou lam, qu'en est-il des modulations? Tu es en doM et tu modules... en doM? Je suppose que tu entends bien que ça module. Mais ton cerveau automatiquement retranscrit en doM?
J'avoue que moi aussi je suis intriguée dans le sens inverse!

Galadrielle
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Re: le mystère des tonalités

Message par Galadrielle »

Non, si j'ai démarré dans ma tête le morceau en doM, et qu'il y a un changement de tonalité en cours de route, je vais entendre les notes par rapport à mon doM de départ, donc il y aura bien modulation mais pas celle qui était prévue par le compositeur :-)

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Claudia
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Re: le mystère des tonalités

Message par Claudia »

Très intéressant ce texte, Line-Marie.
Est-ce que vous avez une expérience d'écoute active sur ces questions? Par exemple, entendre le même morceau joué sur deux instruments accordés différemment, et percevoir la différence émotionnelle ou expressive?
Par exemple, si vous écoutez un morceau de musique ancienne ou baroque au clavecin ou sur instruments d'époque, avez-vous un ressenti différent?

edit je vois qu'on trouve de telles expériences sur Youtube!

exemple, deux fragments de la Fantaisie en sol mineur BWV 542 de JS Bach à l'orgue, d'abord avec un tempérament Werkmeister IV, puis égal.
https://youtu.be/w3pZ4Rqwvjc

1er Prélude de Bach Do majeur selon trois tempéraments


Ici, très étonnant, Chopin joué sur un piano ancien au tempérament inégal.

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Claudia
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Re: le mystère des tonalités

Message par Claudia »

Une question subsidiaire, comment dit-on cela en bon français?
Un instrument au tempérament inégal? à tempérament inégal? inégalement tempéré?
(parfois j'écris ici (et auparavant sur PM) des choses dont je ne parle jamais avec personne et dont je ne sais même pas comment "bien" parler (en bon français, j'entends). :tape:

Line-Marie
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Re: le mystère des tonalités

Message par Line-Marie »

:D: je ne crois pas que l'on dit quelque chose...
Les clavecins et pianofortes sont accordés avec des tempéraments anciens alors que le piano "moderne " sera accordé à tempérament égal.

catherine
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Re: le mystère des tonalités

Message par catherine »

je crois qu'on dit "non tempéré ".. comme un :shock: climat

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Claudia
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Re: le mystère des tonalités

Message par Claudia »

:salue: :content:
ah oui, bien sûr, merci.

J'ai lu avec intérêt cette page (y compris les commentaires), ça m'a aidé à mieux comprendre.
http://operacritiques.free.fr/css/index ... ues-pianos

Vincent
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Re: le mystère des tonalités

Message par Vincent »

Petit aparté (mais qui n'aide en rien à répondre à la question de Claudia) : l'analogie climatique n'est pas tout à fait correcte : un climat "non tempéré" ne se dit pas, en fait. On décrit un climat par ce qu'il est (cf. ici les différentes familles de climat), pas par ce qu'il n'est pas. "Non tempéré" pourrait tout aussi bien vouloir dire "polaire" que "équatorial", c'est donc pour le moins ambigu !
On pourrait également dire que nous vivons ici dans un climat "non polaire", mais ça ne donnerait aucune indication sur le type de climat dans lequel on vit.

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Marie-France
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Re: le mystère des tonalités

Message par Marie-France »

Merci Line-Marie et Claudia pour toutes ces précisions très intéressantes.
Justement, après lecture du document proposé par Line-Marie, je me demandais cependant pour quelle raison les compositeurs postérieurs à cette période, utilisant donc des pianos accordés à tempéraments égaux, continuaient à écrire dans telle ou telle tonalité, la notion de timbre lié à l'accord et à la facture des pianos ne pouvant plus être avancée.
Alors il y a des éléments de réponses dans le paragraphe 5 du document proposé par Claudia mais là je ne suis pas convaincue.
J'avancerais peut-être plutôt une tradition des tonalités dans leur symbolique, et aussi probablement une mémoire auditive héritée..
Enfin je ne suis pas spécialiste...

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