Comme être nue

[Laure]

Je travaille depuis looooongtemps un Bach et j’ai ce même sentiment de grand dépit. Quelque chose comme : là tout le monde peut voir que tu ne sais pas jouer.
Il y a comme un plafond indépassable, en particulier pour le jeu en public : il faudrait une technique imparable pour pouvoir commencer à faire un peu de musique (alors que dans Chopin, par exemple, on peut toujours transmettre un petit supplément d’âme malgré tous les défauts ).
C’est un peu terrible comme constat.
Quelques modestes remarques pour essayer de dépasser ça malgré tout :
Une prof récemment m’a donné un truc que j’ai trouvé intéressant et qui rejoint l’idée d’Hémiole de penser qu’on joue sur un autre instrument ; elle ne me l’a à vrai dire pas donné comme un "truc" mais je le présente comme tel parce que ça m’a un peu fait progresser (un peu seulement, rien n’est jamais miraculeux). Elle m’a dit de jouer comme sur un clavecin, touches étroites, zéro geste, remplacer les nuances par plus de ciselures.
Comme l’articulation est plus difficile dans ces conditions, ça oblige à baisser le tempo, ce qui n’est pas plus mal au fond.
Ca rejoint aussi l’idée d’assumer d’être nu : oublier tout ce qu’on peut faire avec un piano. Mon intuition est que c’est de cette nudité que pourrait naître la musique dans ce genre de pièce : si on réduit les intentions à presque rien, la toute petite pensée musicale qu’on aura à un moment se fera peut-être entendre, à la manière de "l’intention Schrödinger" dont parle Claudia dans un autre fil ?

Dans l’idée volontariste d’ "assumer d’être nue" je voulais mettre un enregistrement récent de mon Bach "moche et plat mais je me soigne" mais Soundcloud l’a supprimé illico sous prétexte de droits d’auteur (sûrement un robot qui a cru repérer je ne sais quoi). Tant pis !

[Claudia]

Laure mais voyons il n'y a pas que soundcloud, tu peux mettre ton enregistrement dans un autre serveur et comme ça nous on se régale un peu


En tout cas c'est marrant, j'ai un peu réfléchi, et pour moi le son "nu" est quelque chose qui me limite complètement dans tout ce qui vient après le style classique. Chopin, Brahms, Debussy, Ravel (je n'ai exploré que la deuxième des Valses nobles et sentimentales) etc. C'est-à-dire quand il faut chercher des textures, des plans sonores. Ce n'est plus la magie de l'intervalle, et le rythme est imbriqué dans des harmonies, c'est autre chose et je pourrais presque dire qu'il s'agit d'un autre instrument. Et là, ben mon son est pauvre et donc je me sens nue. Je ne pense pas ressentir cela avec Bach, Scarlatti, Haydn. C'est tout un pan de ma formation musicale et d'oreille que je dois travailler. Une énorme lacune, quoi

[Vincent]

J'avais envie de partager avec vous comment c'était de jouer Soler devant d'autres à la rencontre hier. Je sentais complètement nue !
C'était surtout les erreurs qui dérangeaient, les moments pendant et après des fausses notes, ça sonne dans l'air pour l'éternité à tel point que c'était difficile de l'oublier, de continuer à jouer, de me concentrer. On n'a recours à aucun subterfuge pour cacher quoi que ce soit, c'était vraiment une épreuve assez désagréable, à tel point que je me demandais s'il vaut mieux renoncer au répertoire comme ça : rapide, sans pédale, souvent Baroque mais pas que...

Je n'ai pas de conseils à te donner (qui suis-je pour y prétendre et de nombreux et pertinents conseils t'ont été donnés plus haut) mais je voulais juste te dire qu'à mes oreilles, ton Soler a sonné merveilleusement baroque et d'une netteté (ciselure, j'aime bien ce terme employé par Laure) telle que cette nature n'en a pas été altérée le moins du monde. (Et pour ce qui concerne mes yeux, tu ne m'es donc pas apparue nue. Ta pudeur est donc sauve )

(...) je voulais mettre un enregistrement récent de mon Bach "moche et plat mais je me soigne" mais Soundcloud l’a supprimé illico sous prétexte de droits d’auteur

Personnellement, je vois là - en creux - une belle reconnaissance de la haute qualité de ton interprétation. Je me joins donc à la requête de Claudia. Je suis même tenté d'en faire une véritable exigence !

[catherine]

En tout cas c'est marrant, j'ai un peu réfléchi, et pour moi le son "nu" est quelque chose qui me limite complètement dans tout ce qui vient après le style classique. Chopin, Brahms, Debussy, Ravel (je n'ai exploré que la deuxième des Valses nobles et sentimentales) etc. C'est-à-dire quand il faut chercher des textures, des plans sonores. Ce n'est plus la magie de l'intervalle, et le rythme est imbriqué dans des harmonies, c'est autre chose et je pourrais presque dire qu'il s'agit d'un autre instrument. Et là, ben mon son est pauvre et donc je me sens nue. Je ne pense pas ressentir cela avec Bach, Scarlatti, Haydn. C'est tout un pan de ma formation musicale et d'oreille que je dois travailler. Une énorme lacune, quoi

Alors ça c'est surprenant. Pour moi c'est exactement le contraire. Le son nu c'est quand les notes sont seules sans pédale, sans accompagnement (ou avec un accompagnement très discret), sans rien pour les fondre et les transformer, et qu'on entend le son tel qu'il a été lancé et rien d'autre... D'ailleurs je ne suis pas sûre que ça existe vraiment : par exemple quand on entend un clavecin , on ne peut pas tenir les notes mais les cordes résonnent vraiment, et une grande partie du jeu (du moins ce que j'en connais pour le clavecin et aussi pour d'autres instruments en musique baroque) est faite pour donner l'"illusion de plans sonores et de choses cachées. De même les violes ont souvent des cordes sympathiques qui ne sont pas frottées et sont là pour la résonance. Et à la flute on va appuyer certaines basses pour avoir l'impression d'une tenue.
Et au contraire dans le répertoire que tu décris Claudia je vois des astuces d'écriture assumées et des possibilités 'instrumentales différentes pour habiller le son.

[Claudia]

Je suis tout à fait d'accord avec toi Catherine, c'est mon son à moi qui est pauvre et nu dans la musique romantique, pas du tout la musique de ce répertoire telle qu'elle est écrite, qui au contraire est vertigineusement riche et comporte des textures et des couleurs merveilleuses. Je dis justement que je ne sais pas "façonner" le son de ce répertoire, je crois que ça me demandera un temps colossal; avant je ne m'en rendais pas compte mais maintenant ça me fait presque un peu peur!

Je me rappelle que lors d'une audition dans une école de musique un prof qui ne me connaissait pas du tout m'avait demandé si je ne voudrais pas plutôt passer au clavecin!

(je ne sais pas Lee si tu as envie de partager ton Soler?)

[Lee]

zéro geste, remplacer les nuances par plus de ciselures.

d'un peu de gestes rassurants

C'est moi ou les astuces ne se rejoignent pas ?

Merci Laure pour ces idées de ta prof. En fait, je n'ai aucune idée de comment est un clavecin, et je n'écoute pas trop la musique de clavecin. Suite au message de Claudia (j'aurais sauté toute de suite sur le clavecin proposé), je me suis dit que ça serait bien de faire une petite initiation ou un stage court sur l'instrument pour lesquels ces morceaux baroques étaient écrits. Connaissez-vous des séances comme ça en ile de France ?

Je suis d'accord avec Claudia et Vincent concernant l'enregistrement, Laure, je suis sûre que tu peux mettre autrement, peut-être directement comme pièce-joint si ce n'est pas lourd. Je ferai un enregistrement pour vous sur mon piano "enveloppant" de Soler si j'arrive à faire fonctionner mon enregistreur (qui n'a plus de batterie). Je n'ai pas voulu être enregistrée lors de la rencontre malgré la gentille proposition de Hémiole, parce que je ne voulais pas plus de stress. Et la dernière fois que j'ai écouté un enregistrement fait devant un public, je me disais qu'il fallait absolument jamais jouer l’œuvre en question devant un auditoire une prochaine fois.

[Claudia]

ah, dommage pour l'enregistrement, mais je comprends bien sûr.
Sinon, je me suis mal exprimée, la prof ne me proposait pas de jouer sur un clavecin là immédiatement, mais d'arrêter l'apprentissage du piano et de commencer plutôt à apprendre le clavecin. A l'audition j'avais joué les variations en fa mineur de Haydn. Ça m'a fait tout bizarre cette proposition.

[Laure]

En tout cas c'est marrant, j'ai un peu réfléchi, et pour moi le son "nu" est quelque chose qui me limite complètement dans tout ce qui vient après le style classique. Chopin, Brahms, Debussy, Ravel (je n'ai exploré que la deuxième des Valses nobles et sentimentales) etc. C'est-à-dire quand il faut chercher des textures, des plans sonores. Ce n'est plus la magie de l'intervalle, et le rythme est imbriqué dans des harmonies, c'est autre chose et je pourrais presque dire qu'il s'agit d'un autre instrument. Et là, ben mon son est pauvre et donc je me sens nue. Je ne pense pas ressentir cela avec Bach, Scarlatti, Haydn. C'est tout un pan de ma formation musicale et d'oreille que je dois travailler. Une énorme lacune, quoi

Tiens, tiens, donc moi aussi je vais devoir revoir mon oreille car la plus belle musique que j’ai entendue de tes doigts (certes, j’en ai entendu peu !) c’était quand tu as joué le nocturne posthume de Chopin à Ahun (je ne me rappelle jamais les numéros d’opus et tout ça, je vais l’appeler "le célébrissime" comme ça tout le monde le reconnaîtra), en concert en plus, et sur le Bechstein que je trouve vraiment difficile à jouer avec sa pédale pas possible même s’il a un très beau timbre. Tu avais fait une première partie magnifique (après tu t’étais un peu emberlificotée et ça t’avait déconcentrée). C’est drôle, c’est un moment qui m’a marquée non seulement parce que c’était très beau mais aussi parce que j’avais eu une de ces petites révélations qu’on a parfois : au fond, on n’a pas tant de choses à créer car elles sont en nous quelque part, le plus dur, c’est de les trouver. Une page de très belle nudité en tout cas

[Laure]

zéro geste, remplacer les nuances par plus de ciselures.

d'un peu de gestes rassurants

C'est moi ou les astuces ne se rejoignent pas ?

Merci Laure pour ces idées de ta prof. En fait, je n'ai aucune idée de comment est un clavecin, et je n'écoute pas trop la musique de clavecin. Suite au message de Claudia (j'aurais sauté toute de suite sur le clavecin proposé), je me suis dit que ça serait bien de faire une petite initiation ou un stage court sur l'instrument pour lesquels ces morceaux baroques étaient écrits. Connaissez-vous des séances comme ça en ile de France ?

Je suis d'accord avec Claudia et Vincent concernant l'enregistrement, Laure, je suis sûre que tu peux mettre autrement, peut-être directement comme pièce-joint si ce n'est pas lourd. Je ferai un enregistrement pour vous sur mon piano "enveloppant" de Soler si j'arrive à faire fonctionner mon enregistreur (qui n'a plus de batterie). Je n'ai pas voulu être enregistrée lors de la rencontre malgré la gentille proposition de Hémiole, parce que je ne voulais pas plus de stress. Et la dernière fois que j'ai écouté un enregistrement fait devant un public, je me disais qu'il fallait absolument jamais jouer l’œuvre en question devant un auditoire une prochaine fois.

Les astuces dépendent sans doute aussi du jeu de la pianiste… Elle m’a dit ça parce que je fais d’une manière générale trop de gestes qui ne servent à rien et pire qui gâchent le son (Catherine a des gestes très maîtrisés je trouve). Autre truc qu’elle m’a fait tester pour gommer les gestes : poser ses mains sur le clavier, fermer le couvercle et jouer… je ne l’ai pas vraiment fait, c’est trop dur, mais c’est sûr que ça fait prendre conscience de la petite zone où l’on devrait rester.

Sinon je n’ai jamais joué sur un clavecin non plus ! Il s’agit juste de modifier sa représentation mentale pour modifier le toucher. A chaque fois qu’elle trouvait que je jouais trop fort, pas assez pointu pour mon clavecin imaginaire, la prof ponctuait "Et hop, encore une corde cassée !"
Malgré tout ça, le naturel patapouf revient vite ; mais ça me fait au moins une direction, d’autres sensations à chercher.

J’ai écouté la pièce de Soler que je ne connaissais pas sur Youtube, c’est vraiment plein de charme ! Hâte d’entendre ton enregistrement si tu as le temps.

Quant à mon Bach, il n’a pas d’intérêt intrinsèque malheureusement, c’est juste qu’il illustre bien le jeu nu à mon sens et la tentative "en acte" de trouver des solutions. Je vais voir si je trouve un moyen de le poster (mais ça va me coûter au moins trois point de vie en énergie recherche de solution informatique alors je ne garantis rien ). Sinon je me tâte pour tenter présomptueusement d’oser avoir l’audace de le jouer à Beuvray : au pire, vous bâillerez poliment

[catherine]

Alors procédons par ordre:
-

Lee a écrit : ↑mer. 27 mars 2024 12:58
Laure a écrit : ↑mar. 26 mars 2024 14:28
zéro geste, remplacer les nuances par plus de ciselures.
Catherine a écrit : ↑mar. 26 mars 2024 07:03
d'un peu de gestes rassurants
C'est moi ou les astuces ne se rejoignent pas ?

Pour la musique: zéro geste, d'accord avec Laure
Pour moi car je reste humaine: quelques petits et très discrets gestes souples pour m'auto-rassurer...

Sinon je me tâte pour tenter présomptueusement d’oser avoir l’audace de le jouer à Beuvray : au pire, vous bâillerez poliment

oui oui oui !!!! audace bienvenue !

En fait, je n'ai aucune idée de comment est un clavecin, et je n'écoute pas trop la musique de clavecin. Suite au message de Claudia (j'aurais sauté toute de suite sur le clavecin proposé), je me suis dit que ça serait bien de faire une petite initiation ou un stage court sur l'instrument pour lesquels ces morceaux baroques étaient écrits. Connaissez-vous des séances comme ça en ile de France ?

Je te conseillerais d'écouter quelques pièces que tu connais déjà, jouées par deux ou trois clavecinistes (par exemple des pièces de Rameau ou de Couperin). Et de prendre un jour un cours particulier , sur une pièce courte, avec un prof de clavecin, (idéalement qui aurait aussi un piano dans son salon): tu pourrais jouer sur les deux instruments et percevoir l'un et l'autre.

@Claudia et Vincent et probablement Lee: encore une fois je suis vraiment étonnée par la différence d perception entre ce qu'entend et voit le public et ce que vous entendez de vous-même... qui est infiniment sévère... et cette injuste sévérité envers vous-mêmes me donne des envies de consolation...que je ne sais pas comment vous faire parvenir car moi à chaque fois que je vous entends , j'entends de belles choses musicales...