Lee a écrit : mardi 17 sept. 2019 19:38
Quand j'étais au lycée, on était obligé de lire Madame Bovary, très peu, en fait, parce que la prof a très vite vu que ça nous ennuyait royalement.
En fait, ça m'épate qu'on demande à des Américains qui apprennent le français de lire Flaubert... C'est juste que c'est déjà pas simple pour des profs de français de le faire lire à nos élèves français de 16-17 ans alors...
Lee a écrit : mardi 17 sept. 2019 19:38
Je me souviens de plusieurs pages sur un chapeau si je ne me trompe pas.
Pas le chapeau, la casquette
Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études :
– Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge.
Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre.
Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manoeuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.
– Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
– Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit.
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
– Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible.
– Répétez !
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe.
– Plus haut ! cria le maître, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo, avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolées, se calmant à grand-peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal éteint, quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l'ordre peu à peu se rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom de Charles Bovary, se l'étant fait dicter, épeler et relire, commanda tout de suite au pauvre diable d'aller s'asseoir sur le banc de paresse, au pied de la chaire.
C'est une page très célèbre, en effet... Mais c'est sûr qu'on n'y comprendra rien sans être capable de remettre le passage dans l'économie du roman , dans la perspective réaliste, dans la réflexion sur la littérature elle-même. En bref, c'est la première présentation de Charles Bovary ; Flaubert, par cette description d'un objet ridicule, inesthétique, au sens littéral - c'est-à-dire qui ne correspond à aucune école - campe à la fois un personnage dérisoire et touchant, secondaire, un anti-héros qui n'a normalement pas sa place dans un roman, qui connaîtra l'échec sans jamais en être tout à fait conscient. C'est aussi un peu une parodie du réalisme du XIXème siècle, qui en dénonce les facilités : décrire tout, juste pour l'effet de réel, le spectacle, montrer que l'artiste est une sorte de démiurge qui peut créer un monde avec ses mots : bon ben là, on a beau lire et relire la description de la casquette, on voit bien finalement qu'elle ne ressemble à rien, qu'aucune image ne se forme dans notre tête, que la description se détruit elle-même en même temps qu'elle se développe (c'est presque du Nouveau Roman en 1857, ou du Schönberg à l'époque de Liszt

).
Lee a écrit : mardi 17 sept. 2019 19:38
Bref, tout cela pour dire : si vous avez des livres de Flaubert passionnants et tourne-pages, je suis preneuse, je mettrai sur ma liste.
Bon si tu veux du "tourne-pages", je vais te dire franchement : laisse tomber
Flaubert n'a fait paraître que quatre romans (dont un inachevé) et un tout petit recueil de nouvelles. Il faisait partie de ces auteurs un peu réacs et méprisants, qui ne veulent pas donner aux lecteurs ce qu'ils attendent. Mais sa grande excuse, c'est que c'est une exigence qu'il s'appliquait avant tout à lui-même : c'était un artiste du style, qui ne voulait pas écrire un seul mot ni une seule virgule inutiles, complètement obsessionnel. La légende raconte qu'il passait chacune de ses phrases à l'épreuve du "gueuloir', c'est-à-dire qu'il gueulait ses phrases, pour lui-même, pour sa bonne, pour savoir si elles sonnaient bien.
Un fou génial probablement insupportable dans la vraie vie.
L'Education sentimentale est mon roman français préféré J'y vois tellement de beautés tristes que je ne pourrais le résumer en deux mots.